La poétesse de Joseon, Lee Mae-chang, et ses amours

L'une des peintures de Shin Yun-bok

« Les Vénus de la vieille école, celles qui font l’amour par amour… » (Brassens)

1. Rencontre avec Ryu Hee-gyeong (유희경, 1545-1636)

Lee Mae-chang naquit en 1573 à Buan. village situé dans le sud-ouest du pays.
Elle était fille naturelle d’un officier obscur et vraisemblablement d’une gisaeng, ces dames qui accompagnaient les nobles lors des banquets avec de la danse, du chant, des instruments musicaux et de la poésie. 

Son père lui apprit le hangeul et les caractères chinoises et la poésie. Elle apprit différents arts, la danse, le chant et le geomungo, une espèce de sitar traditionnel de l’Asie de l’Est, à l’école de gisaeng de la région. 

Elle était déjà célèbre pour ses poèmes, même à Séoul, lorsqu’elle rencontra l’homme de sa vie, Ryu Hee-gyeong (유희경), à l’âge de 18 ans. C’était un poète roturier vivant à Séoul, qui jouissait lui aussi d’une grande notoriété pour ses talents littéraires, même chez les aristocrates. 

Un jour de printemps 1591, lorsque les pétales de fleur de poirier voltigeaient comme la neige, il se rendit à Buan pour ses affaires. Il voulut en profiter pour rencontrer la célèbre gisaeng Lee Mae-chang. Cette dernière était, elle aussi, heureuse de le voir en vrai comme elle connaissait sa réputation. 


Leur rencontre eut lieu grâce à une connaissance de Ryu Hee-gyeong qui était un officiel du roi de la région. Ils s’échangèrent quelques vers improvisés au son du geomungo dont Mae-chang jouait. 



Puis, l’amour fit le reste. 


«… Même pour les fées du Ciel, la nuit solitaire est difficile à supporter. 
Jouissons, donc, pleinement de l’amour, plongés dans les nuages et trempé par la pluie, 
Avant que ce printemps court disparaisse comme de la fumée. »

Jusque-là, ce respectable père de famille n’eut aucune liaison extraconjugale. Mais, il se laissa être dévoyé par « sa fée du Ciel tombée sur terre ». 

Mais bientôt, il fallut qu’il la quitte pour retourner auprès de son épouse et de ses enfants qui résidaient dans la capitale. Il promit à sa belle de lui écrire souvent et d’essayer de revenir le plus tôt possible pour la retrouver.  

Peut-être aurait-il bien voulu affranchir Mae-chang de son état de gisaeng et l’entretenir comme maîtresse officielle. Pourquoi l’affranchir ? Car, les gisaengs, ces artistes dotées de multi-talents, appartenaient à la classe située en bas de l’hiérarchie. Mais il n’était pas assez riche. 

Cependant, leur séparation dura plus longtemps qu’ils ne le croyaient. Car l’année suivante, en avril 1592, les Japonais envahirent la Corée. Ryu Hee-gyeong s’engagea dès le début du conflit. Il accomplit de nombreux exploits en commandant des bataillons de volontaires. 

De son côté, Lee Mae-chang n’eut pas d’autre choix que l’attendre dans l’angoisse. Car à cause du conflit, il leur était difficile d’échanger des nouvelles.  

« Mon bien aimé que j’ai dû quitter en pleurant et en l'étreignant,
Lorsque la pluie des fleurs de potier voltigeait par le vent,
Pense-t-il à moi, lui aussi,
Maintenant que les feuilles d’automne virevoltent ?
Seul mon rêve solitaire erre sur les mille lieues qui nous séparent ! » 

« Digne et chaste de nature » comme le dirait plus tard son grand ami Heo Gyun, elle aurait essayé de rester fidèle à son amour bien que son état de gisaeng rendît parfois difficile cette détermination.  Elle soupira dans un de ses poèmes : 

« Honteuse de ce corps qui est devenu kisaeng, 
 J’aime contempler, seule, les fleurs de prune baignées dans le clair de lune.
 Mais pourquoi ne comprend-t-on pas cette pudeur ! 
 On ne me laisse jamais tranquille ! » 

Ryu Hee-gyeong survécut à la guerre. Mais il ne retourna pas à Lee Mae-chang car à la fin de la guerre, en 1598, le roi octroya le titre de noblesse à Ryu et le nomma à un poste clé de la Cour. Lee Mae-chang dut se contenter d’échanger de temps à autres des lettres et des poèmes avec lui tout en poursuivant ses activités de gisaeng dans la solitude à Buan. Voici l’un des poèmes que Ryu Hee-gyeong lui envoya à cette époque : 

« Comme ta maison est à Buan et la mienne, à Séoul, 
On ne peut se voir bien qu’on se manque affreusement. 
Au son de la pluie tombant sur les feuilles de paulownia, 
Mon cœur se déchire. »

Or, en 1601, elle rencontra l’enfant terrible de Joseon, Heo Gyun. 

2. Rencontre avec Heo Gyun  (허균, 1569-1618)


Heo Gyun était un homme d’esprit libre bien qu’il fût issu de l’une des familles les plus illustres de Joseon. Souvent accusé par les aristocrates pour ses comportements et idées  « frivoles et rebelles », il osa exprimer des idées révolutionnaires dans son roman, baptisé « L’histoire de Hong Gil-dong », telles que l’abolition de la discrimination sociale.
  
Humaniste et démocrate avant l’heure, il rêvait d’un monde où le peuple serait respecté et redouté, où toute sorte de discrimination serait abolie et où les plus défavorisés de la société pourrait vivre eux aussi une vie décente et heureuse. 

Dénoncé plusieurs fois pour ses relations libertines avec de nombreuses gisaengs, il n’hésita pas à déclarer : « Le désir entre homme et femme est donné par le Ciel alors que l’éthique relative à la distinction entre homme et femme est décrétée par des saints d’ici-bas. Or, c’est le Ciel qui est plus haut placé que les saints. Ainsi, je ne saurai obéir aux saints en contrariant la loi du Ciel .»



En 1601, ce libertin visita Buan comme inspecteur fiscal de la région et rencontra Lee Mae-chang chez un ami. Ils s’entendirent merveilleusement dès leur première rencontre : 

« Elle amena un geomungo (cithare transitionnelle coréenne). Elle en joua et nous récita quelques-uns de ses poèmes. C’était un véritable régal de discuter avec elle car elle avait plein de talent et d’esprit. Toute la journée, on récita des poèmes tour à tour, autour d’un verre. Mais à la nuit tombante, elle se retira en envoyant une de ses nièces dans ma chambre.»

Heo gyun connaissait l’amant de Mae-chang. Heo le salua dans l’un de ses livres : « C’est un homme intègre, dévoué à ses parents et loyal au roi. Egalement doué pour la poésie, il se fait apprécier par de nombreux nobles bien qu’il soit issu d’une famille roturière. »

Ils devinrent ainsi, dès leur première rencontre, des amis proches. Il se rendit  chez elle à chaque fois qu’il passait dans la région et poursuivit des échanges épistolaires assidus avec Mae-chang. Ils étaient tellement proches qu’elle lui donna un petit nom, « Seongseongong (성성옹) », qui veut dire, « monsieur le Clairvoyant». 

Heo présenta aussi son amie à ses amis, tous célèbres écrivains et hauts dignitaires, qui échangèrent eux aussi des poèmes et de la prose avec la poétesse.  Ce qui lui aurait permis de mieux supporter l’absence de son amant.  



3. Retrouvailles avec Ryu Hee-gyeong

Cependant, l’autre ne l’avait pas oubliée. En 1607, 16 ans après leur séparation, Lee Mae-chang put revoir son bien-aimé et passer une dizaine de jours avec lui chez elle à Buan. Mais là encore, Ryu Hee-gyeong dut la quitter en lui laissant ce poème : 

« Après cette séparation, quand pourra-t-on se revoir ?
Je ne pourrai revenir que dans mon rêve là où tu te trouves…
Comment faire pour rester couchés, à loisir, côte-à-côte dans un pavillon baigné de clair de lune, 
En parlant de Jeonju où on s’échangeait des poèmes, ivres d’alcool et d’amour ! »

4. Heo Gyun envisage de s’installer définitivement auprès de Mae-chang

En 1608, Heo Gyun, qui avait quitté Buan pour occuper un poste dans une autre région, fut sanctionné et y revint. Ces retrouvailles avec son grand ami durent la consoler de la nouvelle séparation avec son amoureux. 

Heo était bien las de tous les complots et intrigues de la Cour. Il projeta de prendre sa retraite pour vivre à Buan . Il acheta une petite maison et y recevait ses nombreux amis qui vinrent le voir. 

Il profita de ce séjour pour passer la plupart de son temps avec Mae-chang. Ils parcoururent ensemble la région, visitèrent des temples bouddhistes voisins tout en explorant les collines et les rivières qui entouraient leur village. Ils aimaient s’installer dans des pavillons perdus dans la nature pour réciter des poèmes, chanter et jouer du geomungo. 

Heo Gyun apprit également à Mae-chang les principes du bouddhisme et du taoïsme ainsi que des anciens poèmes chinois, et l’invita à pratiquer la méditation. Il lui parlait aussi de sa grande-sœur et de ses poèmes dont il venait de publier le recueil. Il s’agit de Heo Nanseolheon, l’une des trois poétesses les plus célèbre du pays avec, justement, Lee Mae-chang et l’autre gisaeng, Hwang Jini. 

5. Heo Gyun quitte Lee Mae-chang pour retourner à la Cour

Mais un an plus tard,  il fut nommé à un poste clé à Séoul. Il promit néanmoins à son amie de retourner bientôt à Buan, afin s’installer auprès de son amie pour ses vieux jours. 

Or, en janvier, Heo Gyun entendit une rumeur selon laquelle Mae-chang avait joué du geomungo en chantant une chanson triste à côté d’un monument installé en plein milieu de Buan. Il s’agissait d’une stèle que les habitants de la ville avaient érigée en l’honneur de leur gouverneur qui venait d’être appelé à la Cour. 

Les mauvaises langues disaient qu’elle fit cela parce que Heo Gyun lui manquait trop. En effet, leur amitié amusait bien la galerie. On n’y croyait pas. On présumait que Mae-chang était bel et bien l’une de ses maîtresses. Et selon ces gens-là, cette histoire de Mae-chang confirmait une telle conjecture. 

Piqué au vif par la plaisanterie de ses proches sur ce sujet, il lui envoya la lettre suivante :
 « J’ai appris que tu as chanté une chanson d’amour en jouant du geomungo sous la lueur de la pleine lune ! Tu aurais dû le faire dans un endroit discret et non pas dans un lieu public aux yeux de tout le monde. On se moque bien de toi et aussi de moi alors que c’est bien de ta faute. C’est trop injuste, non ? 
Mais enfin… Comment vas-tu ? Pratiques-tu toujours la méditation bouddhiste que je t’avais apprise ? Mais qu’est-ce que tu me manques, toi…  »

Finalement, on n’a jamais pu savoir à qui elle pensait, en chantant cette chanson. A son amant, au gouverneur en question avec qui elle s’entendait bien ou à Heo Gyun ? 

Quoi qu’il en soit, la lettre suivante que Heo Gyun adressa à Mae-chang quelques mois plus tard montre bien la nature de leur amitié : 

Le mont Bongrae 

« Alors que la couleur d’automne doit atteindre son apogée au mont *Bongrae en ce moment, j’ai souvent envie de retourner auprès de toi. Tu devrais me taquiner en disant que Seongseongong n’a pas pu tenir sa promesse de retourner à la nature. 

Tu sais, si nous avions eu une autre idée lors de notre première rencontre, nous n’aurions pas pu garder intacte notre amitié si particulière. 

Maintenant que tu connais *le poète chinois Jin Hoe-hae, je peux te dire que ce n’était pas un vrai homme et que se défaire de toutes les fantaisies frivoles est bénéfique et pour le corps et pour l’âme. 

Mais quand pourrons-nous nous retrouver pour nous vider le cœur ! Je ne peux que m’en vouloir à ce bout de papier.» 

* Bonrae est la montagne située près de Buan
* Jin Hoe-hae (秦淮海, 1049-1100) est un poète chinois qui écrivit beaucoup de poèmes décrivant l’amour et le désir entre homme et femme.

6. Lee Mae-chang rendit son dernier souffle à l’âge de 38 ans…

Hélas, ce fut la dernière lettre qu’il lui envoya. L’année suivante, elle attrapa une maladie et s’affaiblit rapidement.

« Ce n’est pas parce que je regrette le printemps qui s'en va,
Mais parce que tu me manques affreusement que je suis tombée malade. 
Si dans ce monde qui ressemble à de la poussière s’accumulent mes souffrances,
C’est que ton cœur qui m’a quittée ne songe pas à revenir. »

Elle finit par rendre son dernier souffle avant la fin de cette année dans une grande solitude. Elle avait fini par composer ce poème : 

« Que reste-il de mes 40 ans passés dans la pauvreté et le froid ?
Seul ce petit corps grelottant de solitude et assoiffé d’amour. 
Alors que notre vie ne dure qu’un moment, 
Mes jours se sont envolés en larmes gravées dans mon cœur chagriné. »

Comme testament, la grande  poétesse demanda d’enterrer son geomungo avec elle. 

7. Heo Gyun dédia un poème en déplorant la mort de sa grande amie

« Lee Mae-chang était une gisaeng du district de Buan. Excellente poète, elle aimait la lecture et excellait pour le chant et le geomungo (instrument proche de la cithare). Digne et chaste de nature, elle fuyait toute lubricité dans ses relations avec les hommes. 

Epris de ses multiples talents, je me suis lié d’une grande amitié avec elle. Nous étions tellement proches qu’il nous arrivait d’échanger des confidences intimes ou des plaisanteries futiles. Cependant, comme on s’est gardés bien d’aller au-delà, on a pu maintenir notre belle amitié intacte pendant longtemps. 

Maintenant que j’ai appris sa mort, j’ai écrit un poème en son honneur après avoir pleuré de toutes les larmes de mon corps. Que son âme repose en paix ! »

Voici le poème : 

Ses phrases exquises coulaient comme un large pan de soie souple, 
Ses chants limpides interpellaient des nuages qui s’éparpillaient. 

Exilée ici-bas pour avoir volé une pêche, 
Après avoir dérobé de l’herbe immortelle, elle y est retournée.

Alors que contre le rideau brodé de lotus, sa lampe émet toujours une pâle lueur, 
Sa jupe de couleur de jade dégage encore son parfum. 

Quand s’ouvriront de petites fleurs de pêcher, 
Qui viendra se recueillir devant son tombeau ! 

Qu’il fait mal au cœur, l’éventail orphelin de sa maîtresse, 
Qu’il a l’air affligé, le geomungo délaissé par sa défunte joueuse.

Alors que des regrets s’accumulent sur des pétales de fleur qui voltigent, 
La vue d’une orchidée flétrie me déchire le cœur. 

Il ne reste plus aucune trace de nuage sur l’île de Bongrae 
Et la lune s’est déjà plongée au fin fond de la mer bleue. 

Désormais, même quand le printemps reviendra, 
Chez elle, les saules pleureurs maigrelets ne pourront plus offrir l’ombre verte. 

8. Ryu Hee-gyeong publie un recueil de ses écrits

Vers la fin de sa vie, en 1628, Ryu Hee-gyeong publia, à l’âge de  un recueil de ses poèmes et proses, intitulés « Choneunjip (촌은집)». On peut y trouver sept poème dédiés explicitement à Lee Mae-chang et des dizaines de poèmes qu’il aurait écrit en pensant à elle. Et le voici qu’il écrivit suite au décès de son amour : 

« Mon amour, aux yeux limpides, aux dents blanches et aux sourcils bleus,
Où es-tu, maintenant ? As-tu suivi les nuages vagabonds ? 
Ton âme, plus belle que les fleurs, s’est-elle envolée vers l’au-delà ? 
Qui enterrera tes os de jade dans ton pays natal ? »

9. Epilogue

45 ans après la disparition de Mae-chang, en 1655, le temple bouddhiste qu’elle fréquentait collecta des poèmes que ses fans gardaient ou dont ils se souvenaient. Il publia ensuite un recueil de ses poèmes, baptisé « Le recueil de Mae-chang (매창집) ». 58 poèmes de Mae-chang ont pu être ainsi transmis jusqu’à nos jours. 

Et dès qu’une troupe des artistes et des clowns de la rue passèrent aux environs, ils ne manquèrent pas de se recueillir devant son tombeau. 

Le tombeau de Lee Mae-chang à Buan

Neuf ans plus tard, en 1618, Heo gyun rejoignit sa grande amie dans l’éternité à l’âge de 49 ans. Il fut écartelé sur l’ordre du roi Gwanghae (광해군,1575-1641), pour avoir monté un complot… 

Ryu Hee-gyeong, quant à lui, fut destitué par le même tyran avant d’être restitué par le roi Injo qui renversa ce dernier. Il vivra jusqu’à l’âge de 81 ans et immortalisa son histoire d’amour dans son recueil de ses écrits, Choneunjip.

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