Essai de Pi Cheon-deuk : Inyeon (rencontre prédestinée)

Lors de mon voyage au Japon avec mes parents en 2011

C’était mercredi dernier. « Ah, Aasako, notre troisième rencontre n’aurait pas dû avoir lieu ! », déplora mon mari d’un air nostalgique en plein milieu du dîner. « Mais c’est qui, cette japonaise ? », lui demandai-je d’un air furieux. 

Nous étions en train de parler de la mode des prénoms féminins : « Pour la génération de ma mère, lui dis-je, il y a beaucoup de noms qui finissent par ‘ja (자, 子, qui veut dire ‘fils’ ou ‘enfant’) » « Tu sais, c’est à cause des prénoms japonais de fille qui se terminent par ‘ko’, la prononciation japonaise de ce caractère chinois ‘ja, 子’ » Et tout à coup, papa Ours sortit ce prénom japonais, « qui veut dire l’enfant du matin. »

« Mais c’est pas possible, me répondit mon mari d’un air étonné. Tu ne connais pas ce célébrissime essai de Pi Cheon-deuk (1910-2007) qui s’appelle ‘Inyeon (인연)’ ? Il figurait dans mon manuel de coréen de collège (13-15 ans). Et ce texte fit chavirer le cœur de tous mes camarades. Tant il est romantique ! » 

Moi, non. Mon manuel scolaire ne le contenait pas. Je ne l’ai même pas vu dans les livres d’exercice de coréen pour le bac. Papa Ours alluma son smartphone et me lit à haute voix ce récit, écrit par le célèbre essayiste et professeur de littérature anglaise. 

* Inyeon (인연) fait partie des mots coréens les plus difficiles à traduire. Il signifie des relations ou des rencontres entre les gens, voire entre les gens et des animaux ou des objets qui sont liés par le destin. Je le traduis par « les relations ou rencontres prédestinées».

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Inyeon (인연) 
- Traduit par Shim So-jeong

En avril dernier, j’ai essayé d’aller à Chuncheon, ville située dans le nord-est du pays, mais en vain. J’aurais surtout voulu visiter l’université de Sacré Cœur. J’y avais même donné un cours par semaine pendant un semestre. C’est en partie parce que les sœurs Ju et Kim avaient eu la gentillesse d’accepter mon invitation de venir chez moi. Mais la vraie raison qui m’avait fait accepter cette proposition était tout autre. 

Il y a quelques décennies, le printemps où je venais d’avoir 17 ans, j’eus l’occasion de séjourner quelques jours à Tokyo. Par l’intermédiaire d’une connaissance, je fus hébergé chez un professeur, un certain Monsieur M. Dans sa maison située à Sibaku, le couple vivait avec leur fille unique âgée de sept ans . Seulement À trois, sans bonne ni étudiant pensionnaire. Asako qui A des beaux yeux toujours souriants m’aima beaucoup dès le premier instant comme si j’avais été son vrai grand-frère. Ses parents m’expliquèrent lui avoir donné ce prénom car elle naquit un matin. Dans le jardin de leur maison se trouvaient plusieurs grands arbres et beaucoup de fleurs. Le lendemain de mon arrivée, Asako y cueillit des pois de senteur dès le petit matin avant de me les offrir, placées dans un vase. Elle le mit sur mon bureau de travail. Je pensai que ces fleur étaient aussi jeunes et mignonnes que cette fillette adorable. 

Asako allait à l’école primaire du Sacré Cœur. Un samedi, elle et moi 
nous promenâmes jusqu’à son école. Cette institution catholique était célèbre pour ses écoles de tous les cycles, de la maternelle à l’université. Elles étaient uniquement dédiées aux filles. Le site se trouvait au centre-ville. Une fois arrivée à son école, Asako ouvrit sa petite armoire pour me montrer sa paire de chaussures blanches qu’elle portait dans sa classe. 

Le matin où je quittai Tokyo, Asako se pendit à mon cou, me fit plusieurs bises sur mes joues. Elle m’offrit également comme cadeaux d’au revoir un petit mouchoir qu’elle utilisait et un petit anneau qu’elle portait tout le temps. Puis s’écoulèrent dix ans, ensuite trois ou quatre ans de plus. Pendant ce temps-là, je pensai souvent à Asasko à chaque fois que je croisais une jolie fillette âgée de sept à huit ans.

C’est encore en avril que je visitai la capitale nipponne pour la deuxième fois. Je pris exprès une chambre d’hôtel près de la maison de monsieur M. Tout de suite après, j’allai voir sa famille. Asako était devenue une belle demoiselle élégante. Comme les magnolias de son jardin… A l’époque, elle était inscrite à la 3e année du département de littérature anglaise de l’université du Sacré Cœur. Je me sentis un peu intimidée à sa vue mais elle ne cacha pas son bonheur de me revoir. Elle se sera sans doute souvenue de moi grâce à ses parents qui lui auront parlé de moi de temps à autre. 

Ce jour-là était aussi un samedi. Nous sortîmes ensemble nous balader avant le souper. Nos pas nous conduisirent à sa fac. Vers la fin de notre tour du campus, je lui demandai où elle mettait, aujourd’hui, ses chaussures blanches. Elle me regarda d’abord d’un air confus. Un petit moment après, elle sourit et m’expliqua que maintenant elle ne changeait plus de chaussures pour entrer dans des salles de classe. Tout à coup, elle me laissa seul. Elle courut vers une salle de classe pour récupérer son parapluie. Même aujourd’hui, dès que je vois des parapluies de femmes, je me rappelle ce parapluie-là qui avait une belle couleur de vert tendre. Je crois que si le film « Les parapluies de Cherbourg » me plut tant, c’est grâce à celui d’Asako. Ce soir-là, nous parlâmes jusqu’à tard dans la nuit pour discuter de la littérature avant de nous séparer après nous être légèrement serré les mains. Je crois avoir évoqué aussi le roman de Virginia Woolf, « The Years », qui venait de sortir. 

Depuis, passèrent encore dix ans. Entre temps, la Seconde guerre mondiale eut lieu, notre pays fut libéré(1945), puis, ce fut la guerre de Corée (1950-1953). Je pensais toujours parfois à Asako : « Elle doit être mariée maintenant. N’a-t-elle pas souffert des conséquences de la guerre ? Son mari, n’a-t-il été pas tué lors d’une bataille? etc». 

En 1954, en me rendant pour la première fois aux Etats-Unis, je fis escale à Tokyo pour aller voir la famille de monsieur M. A ma surprise, le quartier était resté intacte. Et la famille de monsieur M vivait toujours dans la même maison. Son couple m’accueillit d’un air ravi. Madame et monsieur s’empressèrent de me féliciter de la libération de la Corée. 

Quant à leur fille, ils m’apprirent qu’elle travaillait comme traductrice dans le commandement du général Mac Arthur et s’était mariée avec un officier américain d’origine japonaise. J’étais rassuré qu’elle ne devînt pas la veuve de guerre. Mais le fait qu’elle épousât à un américain d’origine nipponne me contraria, je ne sais pourquoi. Lorsque j’exprimai mon veux de revoir Aasako, sa mère me conduisit chez elle.

C’était une petite maison dotée de fenêtres et des toits pointus. Elle ressemblait à la maison qui figurait dans la couverture d’un livre que j’avais lu à Asako il y a 20 ans.  « Ah, quelle jolie maison ! Vivons ensemble dans une demeure comme ça plus tard ! » J’ai l’impression d’entendre encore la voix de la petite Asako. 

Si seulement la Seconde guerre mondiale avait eu lieu dix ans plus tôt et que la Corée avait pu être libérée autant en avance, nous aurions peut-être pu vivre ensemble dans une même maison comme l’avait souhaité Asako. Même si elle n’était pas si belle que cette illustration. De telles pensées vaines me traversèrent rapidement l’esprit avant de sonner à sa porte. 

Or, ce que j’aperçus aussitôt après avoir franchi le seuil, c’était le visage d’Asako flétrissant comme une lyre agonisante. Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis que nous avions parlé de « The Years ». Mais, nous, nous êtions encore jeunes et nous devions, donc, demeurer encore frais ! Comme je l’avais deviné, son mari était un brut vantard, ni japonais ni américain, et trop fier d’être officier de l’unité de Pearl Harbor (le régiment 442 composé des Japonais nés aux Etats-Unis). Asako et moi nous séparâmes après nous être fait plusieurs courbettes, sans même nous serrer les mains. 

Parfois, il ne nous est pas permis de revoir ceux qui nous manque et que nous n’arrivons pas à oublier. Je rencontrai Asako trois fois dans ma vie. Il aurait mieux valu que notre troisième rencontre n’eût pas eu lieu. 

Ce week-end, j’irai à Chucheon. Le paysage d’automne du fleuve Soyang qui traverse la ville doit être magnifique. 

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Je restai un moment silencieuse, tellement émue par ce récit lu par la belle voix de mon mari. « Mais pourquoi le gouvernement nous a privés de ce bel essai ? », lui demandai-je. « Tu sais, il y avait une grande controverse sur ce texte, me répondit-il. Certains le trouvait trop pro-japonais. C’est peut-être pour ça » 

Mais c’est le grand n’importe quoi ! Même si la plupart des Coréens reprochent au gouvernement nippon de ne pas avoir présenté des excuses officielles pour leurs exactions commises pendant leur occupation, nombreux sont ceux qui apprécient la culture japonaise, comme les oursons avec leur Pokémon et au niveau civil, on s’entend bien avec des Japonais ! Le Japon est également l’une des premières destinations des touristes coréens, y compris maman qui l’adore.

Photos : Lors d’un voyage à Osaka en janvier 2011 avec mes parents 

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