La guerre d'invasion japonaise (1592-1598) vécue par un aristocrate ordinaire : Soemirok (쇄미록)

Le journal d'O Hui-mun (오희문, 1539-1613)

Bonne fête des Pères, chers amis français et québécois ! A cette occasion, j’ai choisi un journal intime rédigé presque tous les jours tout au long de la guerre d’invasion japonaise (1592-1598). Il s’agit de « Soemirok, 쇄미록 », ce qui signifie « Le journal d’un pauvre vagabond ». L’auteur, O hui-mun (오희문, 1539-1613), n’occupait aucune fonction publique, quoiqu’il fût issu d’une famille illustre. Agé de 53 ans, au moment de l’éclatement du conflit, il lui était difficile de rejoindre l’armée d’autant plus qu’il avait quatre fils et trois filles ainsi que sa vieille mère à entretenir. Ainsi, il décrivit, dans les détails, la vie des Coréens ordinaires de différentes classes de l’époque. Ce journal fut classé comme le trésor 1096 par le gouvernement en 1991. Aujourd’hui, je vous présente des parties qui illustrent, l’amour et le dévouement de ce père quinquagénaire à l’égard de sa famille. 

La maison d’O était à Séoul. Mais lorsque la guerre éclata en avril 1592, il voyageait dans le sud-ouest du pays, séparé de sa famille, afin de percevoir du tribut de la part de ses métayers. Il se réfugia, dans un premier temps, au fin fond d’une montagne avec la famille du gouverneur de la ville où il séjournait. Il y restera pendant environ trois mois, sans pouvoir recevoir aucune nouvelle de sa famille.
* Pour le résumé de cette guerre : https://ours15.blogspot.com/2023/08/guerre-dinvasion-japonaise-dimjin-1592.html

Mai 1592
- Ma pauvre petite famille doit affronter mille et une épreuves à cause de cette terrible guerre. Mes deux filles sont tellement généreuses qu’elles cédaient tout le temps leur part de repas aux autres lorsque nous étions très pauvres. Et la petite dernière, Dana, est tellement mignonne que je la chérissais tendrement. J’ai l’impression de voir tout le temps ses beaux yeux et son cœur doux, que je sois réveillé ou endormi. Un de mes fils est d’une nature un peu paresseuse . Je l’avais fouetté, la dernière fois, pour le secouer. Que je regrette vivement cette sévérité ! Mais maintenant, c’est trop tard…

Heureusement, toute la famille de monsieur resta saine et sauve. 

Le 16 décembre 1592
- Enfin, aujourd’hui, je suis parvenu là où s’est réfugiée ma famille. Lorsque je suis arrivé devant la porte, ma mère éclata de pleurer : « Ah, mon fils ! J’ai cru que je ne pourrais plus te revoir ! Que le Ciel soit loué ! » Moi aussi, j’ai pleuré jusqu’à ce que mes manches soient complètement mouillées de larmes (…). Que j’ai de la chance de pouvoir revoir son visage ! Par ailleurs, tous les autres membres de la famille, y compris mes frères et sœurs, demeurent intacts. Que nous avons de la chance !

Il fut d’autant plus soulagé qu’il avait écouté, la veille, l’histoire tragique d’un homme. Son père fut fusillé, l’épouse de son grand-frère se suicida. Celle de son petit-frère mourut, noyée. Et la sienne tomba également à l’eau avec leur fils en bas âge mais ils furent miraculeusement sauvés au dernier moment. 

Après avoir rencontré la famille, il lui fallut trouver de quoi la nourrir ainsi que ses domestiques. Il mendia presque auprès de ses amis plus aisés pour emprunter des céréales, il se livra à des petits commerces, il cultiva un petit lopin de terre et éleva des poussins et des abeilles. Pas toujours évident. Mais même dans ces moments difficiles, la présence de sa famille, notamment, celle de la petite dernière, Dana, fut d’un grand réconfort pour lui. Il adorait des jeux de société ou cueillir des fougères et d’autres légumes dans les champs.

Hélas, ce petit bonheur ne durera pas longtemps. Dana attrapa le paludisme et resta au lit pendant plusieurs mois. O Hui-mun et son épouse firent tout pour la guérir et essayèrent de lui procurer ce qu’elle avait envie de manger, même si cela relevait souvent de l’acrobatie. 

Le 25 septembre 1596
- La maladie de Dana semble légèrement s’améliorer. (…). La nuit dernière encore, pourtant, elle a beaucoup souffert. Ma femme et moi nous sommes relayés toute la nuit pour s’occuper d’elle, et ce, depuis plusieurs jours. Ces veillées continues me brouillent l’esprit. Il y a quelques jours, Dana m’avait demandé en s’efforçant d’articuler : « Papa, j’ai bien envie de grenade. » J’en ai cherché partout dans ce village mais en vain. J’ai alors envoyé une lettre à un ami qui m’a envoyé des grenades ce soir. Ma fille a esquissé un faible sourire en voyant ces fruits tant désirés. Elle a tout de suite dévoré la moitié d’une grenade. 

Pourtant, le paludisme continua de tourmenter la petite malade. O Hui-mun déplora à plusieurs endroits de son journal son impuissance de ne pas lui procurer de la nourriture et des traitements appropriés à cause de la guerre. Il recourut même à la superstition en se disant : « Mais on ne sait jamais. » ou encore « C’est peut-être mieux que rien » Malgré les efforts désespérés du couple, Dana finit par les quitter…

Le 1er février 1597
- Ce matin, Dana rejoignit l’éternité. Bien que jeune, elle était clairvoyante et surtout très bonne. C’était une enfant dévouée à ses parents. Elle s’entendait également bien avec ses frères et sœurs. Elle était tellement généreuse que lorsqu’on lui donnait de beaux vêtements, elle tenait à les échanger avec ceux de ses grandes sœurs. Ainsi, notre couple la chérissait tant. (…)  A chaque fois que je rentrais, elle sortait à la hâte pour m’accueillir avec un grand sourire. (...) Comme ma famille est bien pauvre, je n’ai pu la choyer avec des mets délicieux et des jolis habits de son vivant. Et même maintenant qu’elle n’est plus, je ne suis pas en mesure d’habiller son corps d’un suaire de bonne qualité. Ce qui redouble mon chagrin.

Le jour où sa petite dernière fut enterrée, O Hui-mun poussera ce cri désespéré : Dana, Dana, ma petite chérie, où vas-tu en laissant ton pauvre papa seul ! »

Même après le départ de Dana, la vie continua ainsi que la lutte de notre père du jour pour entretenir sa famille. Près de deux mois plus tard, le 19 mars 1597, une bonne nouvelle le consola : son fils aîné Oh Yoon-gyeom réussit au grand concours des fonctionnaires ! Sa joie fut d’autant plus grande que c’était la première fois depuis cinq générations qu’un membre de sa famille réussit à cet examen extrêmement sélectif. Le jeune officiel se fit remarquer tout de suite par ses supérieurs.

Le 24 juin 1597
- Ce matin, j’ai lu le journal officiel publié par le secrétariat du roi (조보, jobo). D’après ce journal, l’inspecteur de la ville dont mon fils est le gouverneur a rendu à Sa Majesté un rapport très positif sur mon aîné en louant son efficacité, son intégrité et surtout son amour pour les habitants de sa ville.

Ce compliment fit d’autant plus plaisir à O Hui-mun qu’en temps de conflit, gouverner une ville était quasi une mission impossible, surtout dans celles qui avaient été ravagées par l’armée ennemie, ce qui fut le cas de la ville de son fils. La famille attendit donc avec impatience son retour afin de le saluer pour ce succès lorsqu’elle reçut cette lettre.

Le 9 août 1597
- J’ai reçu une lettre de la part de Yoon-gyeom. « Cher père, je vous écris ces quelques lignes rapidement. Il y a six jours, Kato Kiyomasa (un général japonais) a franchi la mer pour envahir de nouveau notre pays (*Les belligérants menaient des pourparler depuis 1593 pendant que quelques unités japonaises demeuraient dans le sud-est de la péninsule, aux alentours de Busan. Les Nippons reprirent les hostilités en août 1597 en envoyant des renforts massifs.) Moi aussi, je dois diriger une unité pour rejoindre notre armée au front. Donc, je ne sais quand je pourrai retourner vous voir. Prenez soin de vous, mes chers parents... » 
Cette nouvelle nous frappa comme la foudre ! Consterné, je tombai par terre. Je pleurai de toutes les larmes de mon corps en pensant à mon fils qui devra risquer sa vie sur le champ de bataille ! Mais maintenant qu’il appartient à l’État, je n’y suis pour rien. 

En novembre 1598, les Japonais se retirèrent enfin de la péninsule. La paix revint. Au printemps de l’année suivante, O Hui-mun put enfin revoir sa fille décédée dans son rêve. 

Le 8 mars 1599
- La nuit dernière, Dana apparut dans mon rêve. J’étais en train de distribuer des gâteaux à des enfants lorsque je la découvris debout, immobile et silencieuse. Elle était proprement coiffés et bien maquillée, habillée d’une jupe rouge et d’un haut jaune. Elle me regarda sans rien dire en indiquant de son index des gâteaux. « Tu étais là, toi aussi, ma petite chérie ? Tiens, prends-en. » lui dis-je en lui tenant un gâteau. Elle le reçut et le mangea avec appétit. Là, je me suis réveillé. Mon visage était couvert de larmes. Ma femme m’a demandé ce que j’avais. Quand je lui ai raconté mon rêve, elle a pleuré elle aussi. Nous avons pleuré pendant un bon moment en nous regardant. Ma chère fille, pourquoi as-tu décidé d’apparaître dans mon rêve deux ans après ton décès ? Nos souvenirs me prennent d’assaut, impossible de les repousser. Que je suis affligé ! Ma petite, pourquoi es-tu partie si loin en me laissant seul ici ! 

En 1601, O Hui-mun et sa famille purent enfin revenir à leur maison à Séoul. Là, il arrêta d’écrire son journal comme il n’eut plus besoin de vagabonder comme pendant la guerre. Il décéda 12 ans plus tard, en 1613, à l’âge de 74 ans. 

Son aîné, Oh Yoon-gyeom (오윤겸, 1559-1636) survécut à la guerre et devint l’un des hommes d’État les plus éminents de Joseon. Il monta jusqu’au poste de Premier Ministre en 1620 à l’âge de 70 ans. A cette occasion, son défunt père reçut lui aussi le même titre posthume.

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