Shin Yoon bok, "Danse de sabres", au début du 19e siècle |
L’histoire époustouflante de la compétition du siècle entre les gisaengs (courtisanes) de Séoul et de Pyongyang tenue au 18e siècle !
Trois gisaengs de la capitale et leurs amis musiciens jetèrent le gang à leurs homologues de l’actuelle capitale nord-coréenne à l’occasion de l’anniversaire du gouverneur d’une province du nord-ouest. La grande diva, Gyésom (1736-1797 et plus), participa à cette expédition.
Or, à l’époque de Joseon (1392-1910), les gisaengs de l’actuelle capitale nord-coréenne jouissaient d’une telle renommée pour leur beauté et leurs talents artistiques que devenir le gouverneur de l’actuelle capitale nord-coréenne était le rêve de tous les fonctionnaires.
* Sur l’histoire des gisaeng :https://ours15.blogspot.com/2023/10/lhistoire-des-gisaengs.html
Quel sera le résultat de ce match artistique inédit de l’histoire de Corée ? Voici son histoire.
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Mais d’abord, permettez-moi de vous présenter brièvement six membres de l’équipe de Séoul. D’abord, Gyésom, la chanteuse, qui inaugurera, plus tard à l’âge de 60 ans, la grande fête organisée par le roi Jeongjo pour l’anniversaire de sa mère. Ensuite, Yi Sé-tchun (이세춘), l’auteur-compositeur-interprète hors pairs, qui créa un nouveau genre de chant populaire. Il y avait aussi deux gisaengs populaires pour leur chant et leur danse et un joueur du sitar traditionnel coréen. Enfin, Shim Yong (심용, 1711-1788), le leader et sponsor du groupe.
Il s’agit d’un aristocrate qui occupa quelques postes de gouverneur dans sa jeunesse. Il quitta les fonctions publiques à l’âge mûr pour se consacrer davantage à ses activités artistiques : il devint l’un des mécènes les plus importants de la capitale. Il était même impossible d’organiser des fêtes sans son intervention, tant il fréquenta des musiciens et des danseuses de qualité.
Shim rencontra pour la première fois les membres de notre bande mixte en 1763 lorsqu’il était gouverneur de la ville Hapcheon. Ils étaient invités à jouer lors d’un banquet organisé en l’honneur de la délégation de la Cour qui partait pour le Japon. Une fois terminé l’évènement, le fin connaisseur de l’art appela ces musiciens à part afin de chanter et danser avec eux toute la nuit.
Après des années, Shim réunit un à un ces artistes, dont Gyésom qui venait de mettre fin à sa carrière de gisaeng public en 1781. Elle avait alors 45 ans. Soit dit en passant, à l’époque de Joseon, c’est l’État qui formait et gérait les gisaengs. Les gouverneurs des villes dans lesquelles elles résidaient les contrôlaient et les convoquaient lorsqu’ils organisaient des banquets officiels. Elles étaient, en quelque sorte, des agents publics culturels, même si elles pouvaient être aussi invitées par des aristocrates ou des roturiers riches à leurs fêtes privées.
Gyésom voulut se retirer au fin fond d’une montagne. Mais Shim Yong la persuada de vivre près de lui et de mener une nouvelle vie d’artiste indépendante. Ainsi, elle fit bâtir une petite maison à côté de chez lui. Là, elle rencontra un lointain cousin de Shim Yong, Shim No-sung (심노숭, 1762-1837), qui écrira sa biographie en 1797.
* Pour en savoir plus sur la vie de Gyésom : https://ours15.blogspot.com/2024/06/lhistoire-de-la-gisaeng-de-seoul-gyesom.html
Un jour, Shim et ses amis passaient une soirée musicale copieusement arrosée. Tout à coup, monsieur leur demanda s’ils souhaitaient visiter Pyongyang qu’ils ne connaissaient pas encore : «Il paraît que c’est une ville magnifique qui prospérait déjà depuis l’époque de Dangun (fondateur mythique de la Corée : https://ours15.blogspot.com/2023/09/le-mythe-fondateur-de-coree.html). Moi non plus, je n’y suis jamais allé. Or, j’ai appris que le gouverneur de la province de Pyeongan va bientôt organiser une fête somptueuse à Pyongyang à l’occasion de son 60e anniversaire. Et ce sur le fleuve Daedong qui traverse la ville. Il a invité tous les gouverneurs des villes de la région, les hauts officiels de la Cour et toutes les gisaengs et d’autres artistes célèbres. Si nous y allions tous ensemble ? Non seulement cela nous permettra de changer d’air mais aussi de gagner beaucoup d’argent et de soie dont les augustes convives ne manqueront pas de nous couvrir. » Alors, toute l’assemblée sautilla de joie !
La bande partit en prétendant qu’ils allaient au mont Geumgang. Puis, elle arriva en cachette en banlieue de Pyongyang après avoir fait un détour vers l’est.
Le lendemain était le jour-J. Le leader du groupe loua un petit bateau avant d’y installer un rideau bleu et rouge. Il y cacha ses membres. Lorsqu’il vit que la fête commençait, il fit diriger le navire vers le grand bateau dans lequel se déroulait en grande pompe le banquet d’anniversaire. Des chants limpides montèrent jusqu’au ciel et le reflet de belles danseuses ondulaient sur les vagues. Une immense foule se pressait aux deux bords du fleuve. Shim fit arrêter son navire là où tous les passagers de l’autre bateau pouvaient le voir.
Puis, il fit imiter à ses artistes ceux de l’autre navire. Lorsque les gisaengs de Pyonyang interprétèrent la danse de sabres, celles de Séoul le faisaient. Et lorsque les premiers chantaient, les secondes chantaient les mêmes chansons, et ainsi de suite.
(Pour voir des peintures de l’époque représentant cette fête et la danse de sabres : https://www.facebook.com/share/p/qRsTNqAwE5X4cYSD/)
L’hôte de la fête fronça les sourcils. Il dépêcha un petit bateau rapide pour attraper ce navire mystérieux mais ce dernier s’enfuit à toute vitesse. Puis il revint pour recommencer. Au bout de trois ou quatre fuites et de retours, le gouverneur s’impatienta pour de bon et ordonna d’envoyer une dizaine de navires de la marine pour arrêter le bateau Shim : « Je vois de loin que leurs sabres jaillissent des étincelles à chaque fois qu’ils se croisent et leur chant ébranle même le ciel. Je jure qu’il ne sont pas des habitants de cette province. Par aillieur, sous le rideau, j’aperçois un beau vieux noble d’une allure élégante qui s’évente avec un éventail à plumes. On dirait un grand sage descendu de la montagne ! »
Lorsqu’il se rapprocha du navire du gouverneur, Shim sortit du rideau et éclata de rire. En effet, les deux hommes étaient des grands amis. Ravi, le gouverneur le fit s’asseoir à côté de lui. Les autres invités, dont beaucoup étaient originaires de Séoul, furent heureux de retrouver ces célébrités de leur ville natale. Puis, les groupes des deux plus grandes villes de Joseon épuisèrent tous leurs talents jusqu’à ce que le soleil se lève.
Alors, le résultat de cette compétition improvisée ? Victoire écrasante de la bande de Séoul ! Selon le chroniqueur : « Toutes les gisaengs de Pyongyang perdirent la face. »
Au comble de la joie, le gouverneur de la province de Pyongan et ses invités offrirent un total de 10000 nyangs (environ 300 millions d’euros) aux artistes. Ainsi, Shim Yong et ses amis purent pleinement profiter de leur voyage à Pyongyang pendant dix jours avant de regagner la capitale. Cette histoire est devenue une légende dans le milieu artistique.
Shim Yong vécut au côté de Gyésom jusqu’à la fin de ses jours. Lorsqu’il rendit son dernier souffle en 1788 à l’âge de 77 ans, tous les artistes qu’il avait parrainés assistèrent à ses funérailles. Après l’enterrement, ils interprétèrent les chants et les danses préférées du défunt devant son tumulus. Puis, ils retournèrent chez eux.
Sauf Gyésom. Elle vécut près du tombeau de son grand ami jusqu’à ce que tous ces cheveux devinssent blancs et que sa vue s’affaiblît. La grande chanteuse raconta l’histoire de cette aventure à tous ceux qui lui rendirent visite.
Source :
1. Les histoires venant des collines vertes (청구야담). Il s’agit d’un recueil publié à la fin du 19e siècle. Son auteur qui reste inconnu réunit environ 250 histoires racontant la vie des gens de différentes classes.
2. La biographie de Gyésom écrite par Shim No-sung selon le témoignage de cette dernière (1797)
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