Bonne fête des Pères, chers amis belges ! A cette occasion, je voudrais revenir sur mon auteur préféré de Joseon (1392-1910), Shim No-sung (심노숭, 1762-1837). J’ai déjà présenté deux de ses œuvres poignantes dédiées à sa défunte femme dans mes posts précédents : « En plantant des arbres autour du tombeau de ma femme » et « L’armoise pousse sur ton visage ».
Le couple avait un fils et trois filles. Malheureusement, seule une fille parviendra à l’âge adulte. Ainsi, Shim s’attacha beaucoup à sa fille, comme en témoignent les extraits de son journal de bord que je vais vous présenter aujourd’hui.
Mais d’abord, petit rappel historique qui vous permettra de mieux comprendre le contexte. A la fin de la période de Joseon, l’ordre patriarcal s’enracina solidement avec la radicalisation du néo-confucianisme. l’idéologie fondatrice de la dynastie. Alors qu’au début de l’ère de Joseon, ce sont plutôt des hommes qui s’installaient chez leurs épouses, de plus en plus de femmes déménageaient chez leur belle-famille à partir du 17e siècles.
Les textes du jour nous laissent entrevoir l’inquiétude des parents qui devaient laisser partir leurs filles loin d’eux pour qu’elles vivent chez leurs beaux-parents qui n’étaient pas toujours avenants avec la nouvelle venue.
Je commence par l’extrait de l’oraison funèbre que l’auteur rédigea suite à la mort de son épouse en 1792. La fille en question devait avoir environ sept à huit ans, je présume :
« Song-yi (le prénom de la fillette) ne sait même pas pleurer comme il faut pour les funérailles de ses parents. Et pour cause. Comment cette petite gosse pourra-t-elle mesurer la portée de ce drame ! Nous avons eu quatre enfants. Mais maintenant, il ne me reste que cet enfant. Toi, tu te réjouissais souvent qu’elle te ressemble beaucoup. En effet, intelligente comme toi, elle comprenait vite tout ce que tu lui enseignais... »
Heureusement, Song-yi put grandir saine et sauve. Or, lorsqu’elle atteignit l’âge de se marier, en 1801, un grand malheur frappa la famille : la condamnation de Shim à l’exil !
Car, le père de Shim était le chef virulent d’un parti minoritaire de la Cour, Sipa, qui s’était opposé à la mort du père du roi Jeongjo (정조, 1752-1800), le prince héritier Sado, et qui œuvra pour son rétablissement depuis l’arrivée au pouvoir de Jeongjo. Or, après le décès de ce grand roi en 1800, sa belle-grande-mère, la reine Jeongsun (정순왕후, 1745-1805) assuma la régence alors que le fils de Jeongjo, Sunjo(순조, 1790-1834), n’avait que 10 ans, Cette dernière et sa famille en profitèrent pour liquider leurs adversaires politiques, dont la famille de Shim. Le père de Shim était déjà décédé mais il subit la destitution posthume. Shim No-sung qui occupait alors un petit poste à la Cour fut exilé dans le sud-est de la péninsule en février 1802.
Voici son journal du 4 mars 1801 décrivant la scène de séparation avec sa fille :
- Lorsque, sur le cheval, j’ai levé la tête vers le ciel, j’ai aperçu un croissant briller à l’ouest. Depuis notre maison, ma famille pourrait le voir entre deux cèdres plantés à l’ouest. Mon petit frère devrait être en train de consoler ma mère et ma fille. Tous devraient se demander où je pouvais me trouver, en ce moment, sur le chemin de l’exil. Le jour de notre séparation, ma fille bien-aimée se pendit à mes manches et implora en sanglotant : « Papa, papa, à chaque fois que la lune se lèvera, je t’appellerai en la regardant. Promets-moi que tu feras comme moi ! » La vue de ce croissant m’a rappelé ces propos qui m’ont fait couler les larmes. Mais quel grand crime ai-je commis dans ma vie intérieure pour que j’en sois arrivé à affliger autant ma fille !
Une fois arrivé à son lieu d’exil, il dut endurer la surveillance et le mépris du gouverneur de la ville et des nobles locaux. Parfois, il eut envie de jeter l’éponge pour en finir une fois pour toute. Mais, à chaque fois, il se rappela qu’il lui restait encore une grande mission à accomplir. Voici des extraits de ses journaux du 24 mars 1801 et du 6 avril 1802 qui en font état.
- Aujourd’hui, parmi mes descendants, il n’y a que ma fille qui reste. Depuis la mort de ma femme, le seul devoir qui m’attache à la vie, c’est de marier correctement notre enfant. Parfois j’ai bien envie de tout laisser tomber. Mais dans ce cas, qui s’occupera de ma vieille mère et de ma jeune fille ?
Grâce à l’aide de son petit-frère, Shim put trouver un mari pour sa fille. Mais il ne put pas assister à leurs noces ! Voici des extraits du journal du 23 avril 1802.
- J’ai appris que la cérémonie nuptiale de ma fille est prévue pour demain. Tard dans la nuit, couché seule dans ma petite chambre et les yeux ouverts, j’ai l’impression de voir ma chère petite habillée en beau costume de mariage en soie. Ah, que ma fille vive heureusement chez sa belle-famille ! Je n’arrive pas à m’endormir, tant je suis inquiet.
Quatre mois plus tard, le 10 septembre 1802, Shim No-sung s’inquiète pour une énième fois pour sa fille mariée :
- Depuis le mariage de ma fille, deux sentiments contradictoires habitent mon cœur. D’un côté, j’ai l’impression d’avoir accompli un vieux devoir qui me pesait si lourd. De l’autre côté, une nouvelle préoccupation ne cesse de me tourmenter : « Est-ce qu’elle va bien en ce moment ? Ca ne doit pas être évident de vivre avec ses beaux-parents . Si ces derniers lui faisaient mal au cœur ou la maltraitaient ? » J’essaie de me consoler, à chaque fois, En pensant qu’elle devrait bien se débrouiller et tout ce que je puis faire maintenant, c’est de survivre à cette vie infâme d’exilé. Mais je dois lutter en permanence pour repousser des idées noires qui m’envahissent plusieurs dizaines de fois par jour.
Heureusement, Shim No-sung fut libéré en 1806, un an après le décès de la reine Jeongsun. En 1809, il fut de nouveau nommé à un poste du gouvernement. Quelques années plus tard, en 1816, il fut désigné gouverneur d’une ville en province. Depuis, il occupa plusieurs postes de gouverneur dans d’autres endroits.
Entre temps, la dame Shim semble avoir plutôt réussi sa vie de mariage. Je ne sais combien d’enfants qu’elle eut avec son époux. D’après cette lettre que Shim adressa à sa défunte femme avant de partir pour la ville où il fut affecté en 1816, elle éleva au moins un garçon jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge d’adulte. En 1816… plus de 24 ans s’étaient écoulés depuis la disparition de l’épouse :
- Notre fille a bien grandi. Son fils a déjà l’âge de porter la coiffure d’homme d’adulte. Sa mère lui raconte souvent des anecdotes du temps où nous étions heureux tous ensemble alors que notre petit-fils en redemandent. Tu vois, même en plein milieu du chagrin, ces instants de félicité nous surprennent de temps en temps, ce qui me fait croire que c’est peut-être mieux DE rester en vie que de mourir. Maintenant que je pars pour mon lieu d’affectation, je ne pourrai pas revenir te saluer auprès de ton tombeau pendant longtemps. Cette perspective m’afflige… D’ici là, repose-toi bien.
Shim No-sung fut une nouvelle fois destitué en 1825. Il vécut alors en retrait du monde dans sa maison de Paju, située près du tombeau de son épouse autour duquel il avait planté beaucoup d’arbres. Shim rendit son dernier souffle en 1837, à l’âge de 76 ans.
Photo : D'autres père et fille Shim en juin 2024😉
* Source : #시시콜콜한조선의일기들 (Des journaux de bord de Joseon). Le jeune auteur Park Young-seo (박영서), âgé de 34 ans, y regroupe les journaux de bord tenus par une dizaine d’aristocrates de Joseon selon neuf thèmes avec ses commentaires charmants. Une vrai pépite comme son autre livre sur des lettres de Joseon.
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