« Le passé, peut-il aider le présent ? Les morts, peuvent-ils sauver les vivants ? », Han Kang, prix Nobel de littérature 2024
Si la plupart des Coréens ont réagit aussi vigoureusement pour la destitution de Yoon, c’est parce que sa tentative d’instaurer la loi martiale nous a rappelé le cauchemar du massacre de Gwanjgu en 1980. Les citoyens s’étaient soulevés massivement contre la loi martiale décrétée la veille. Le décret publié suite à cette déclaration ressemble comme deux gouttes d’eau à celui du 17 mai 1980, à savoir : « l’interdiction des activités, des rassemblements des députés et des partis politiques et celle des grèves et le contrôle de tous les médias.
Pour en savoir plus sur le mouvement démocratique de Gwangju : https://ours15.blogspot.com/2023/10/mouvement-democratique-de-gwangju-du-18.html
En même temps, le sacrifice des citoyens de Gwanjgu n’a pas été vain. Non seulement les civils mais aussi les militaires en ont tiré la leçon. Tout de suite après l’annonce de cette nouvelle ahurissante diffusée à 22h30, des milliers de citoyens se rassemblèrent devant l’Assemblée nationale pour permettre aux députés d’entrer dans l’hémicycle face aux forces de l’ordre. De leur côté, les officiers dépêchés sur place n’ont pas obéi à l’ordre de Yoon d’expulser les élus de la salle de session et d’empêcher le vote de la motion de révocation. Et on pouvait voir à la télé, en temps réel, que les soldats faisaient attention à ne pas faire des blessés. Ce qui permit de lever cette mesure surréelle en moins de 2h et demie.
Dans ce contexte, les propos de Han Kang sur cette situation attirèrent l’attention des Coréens et des étrangers, d’autant plus que son roman « Celui qui revient » retrace l’histoire réelle du lycéen tué à l’âge de 15 ans, Moon Jae-hak (dans le roman, Dongho) » et celle d’autres victimes.
Pendant une conférence, elle expliqua comment elle a conçu ses principaux romans et le passage suivant concernant cette œuvre m’a émue jusqu’aux larmes. Surtout lorsqu’elle affirme : « Le passé peut aider le présent et les morts peuvent sauver les vivants. » comme on a pu le voir dans le déroulement de l’affaire « loi martiale »
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Je quittai Gwangju en janvier 1980. Et moins de quatre mois plus tard, la junte militaire massacra les citoyens de cette ville située dans le sud-ouest du pays en vertu de la loi martiale décrétée le 17 mai. J’avais alors neuf ans.
Trois ans plus tard, je découvris par hasard « l’album de Gwangju » caché dans la bibliothèque de mes parents. Ce livre contenait des photos et des témoignages des victimes de ce massacre. Le général Chun Doo-hwan(1931-2021), qui ordonna cette oppression, était devenu alors président de la République. Ce dictateur contrôla strictement les médias. Mais les rescapés et les familles des victimes l’avaient publié en secret pour immortaliser la vérité sur cette boucherie.
Je n’avais alors que douze ans. Trop jeune pour comprendre ce que représentaient ces photos atroces sur le plan politique. Mais ces visages meurtris sans pitié, ces corps torturés sans vergogne firent me poser cette question : « Comment des êtres humains peuvent faire ça à d’autres humains ? »
En même temps, je vis d’autres photos, plus chaleureuses. Des citoyens de Gwangju faisaient une très longue file devant les hôpitaux pour offrir leurs sangs aux blessés. Une file infinie… Ce qui me fait me poser une nouvelle cette question mais dans un sens complètement inverse : « Comment des êtres humains peuvent faire ça à d’autres humains ? »
Ces deux questions, qui semblent incompatibles de prime abord sont devenues une devinette impossible à résoudre.
Au printemps de 2012, je me décidai d’écrire « un roman éblouissant susceptible d’embrasser le monde de tout son corps ». Mais, là, je redécouvris ces questions qui restaient nouées au fin fond de moi. Je me rendis compte que j’avais perdu la confiance en l’être humain depuis longtemps. Comment pourrai-je embrasser le monde dans mes bras ? Je compris que je ne pourrais jamais avancer sans faire face à ces questions. Et que ce ne serait possible qu’à travers les écrits.
Un an plus tard, en méditant sur le sujet d’un nouveau roman à écrire, j’avais d’abord imaginé une œuvre dans laquelle j’y mettrais le mouvement de Gwangju comme une anecdote. Or, en décembre de la même année, je me rendis au cimetière de Mangwoldong où se reposent les victimes de cette tragédie. C’était un après-midi, le lendemain du jour il avait beaucoup neigé. A la nuit tombante, en sortant du cimetière les mains gelées posées sur mon cœur. Je changeai d’avis. Je décidai d’écrire un roman qui traiterait de front le drame de Gwangju. J’ai lu pendant un mois, neuf heures par jours, des témoignages des victimes et de leurs proches.
En ce faisant, deux questions me revenaient régulièrement : « Le présent, peut-il aider le passé ? » « Les vivants, peuvent-ils sauver les morts ? »
A mesure que j’avançais dans la lecture des documents, je devins de plus en plus convaincue que la réponse était non. Car en découvrant sans cesse les côtés les plus sombres de la nature humaine, le peu de foi que j’avais gardé était brisé en mille morceaux. Alors que j’allais renoncer à écrire ce roman, je lus le journal intime d’un prof qui donnait des cours nocturnes aux ouvriers peu instruits. Il s’appelait Park Yong-jun, un homme timide et calme. Il résista aux attaques de l’armée avec d’autres citoyens pendant dix jours avant d’être assassiné. La veille, il écrivit : « Dieu ! Pourquoi m’as-tu donné la conscience qui me pique et me fait autant de mal ! Je veux vivre, moi ! »
A l’instant même où j’ai lu ce témoignage, je compris tout de suite dans quelle direction orienter ce roman. Je me rendis aussi compte qu’il fallait inverser mes deux questions :
« Le passé, peut-il aider le présent ? »
« Les morts, peuvent-ils sauver les vivants ? »
Dès lors, tout au long de la rédaction de ce livre, j’eus des moments où je pus sentir qu’en effet, le passé aidait le présent et les morts sauvaient les vivants. De temps à autre, je retournais au cimetière de Mangwoldong. Etrangement, à chaque fois que je me trouvais là, il faisait beau. Lorsque je fermais les yeux, la couleur orange du soleil remplissait l’intérieur de mes paupières. J’avais l’impression d’être entourée par un air et une lueur indiciblement chaleureux et que c’était la lumière de la vie.
Les questions que me fit poser cet album de photo découvert à l’âge de 12 ans, elles étaient :
« Comment des êtres humains peuvent-ils devenir si violents ? Et en même temps, comment peuvent-ils se tenir aussi résolument de l’autre côté de la violence ? Le fait qu’on appartient à l’espèce humain, que cela signifie-t-il ?
Entre l’horreur et la dignité des êtres humains, pour traverser ce vide qu’aucun pont ne reliait, j’avais besoin de l’aide des morts. Comme si le personnage principal de ce roman, «Dongho » l’avait fait en serrant fort la main de sa mère avant de se diriger vers là où le soleil rayonnait.
Bien sûr. Je ne peux rien faire pour ces morts et leurs familles. Tout ce que je pouvais faire était de leur prêter ma plume. Je voulus allumer les bougies au début et à la fin du roman. C’est pour ça que je commence ce roman dans une salle où l’on rassemblait les cadavres des victimes. Là, Dongho, âgé de 15 ans, met des draps blancs sur ces corps et allume des bougies. Et il contemple, le centre de ces flammes aussi bleuâtre que le cœur.
Le titre en coréen de ce roman est « 소년이 온다 (le garçon vient) » « 온다 (vient) est le présent du verbe « 오다 (venir) ». Au moment où on l’appelle « tu » ou « vous » à la deuxième personne, l’âme du garçon, réveillée dans l’obscurité, vient de plus en plus près de nous pour devenir le présent. A chaque fois qu’on interpelle Gwangju de mai 1980, l’endroit et le temps où coexistaient la cruauté et la dignité de l’être humain, Gwangju devient un nom commun et non plus un nom propre. C’est ce que j’ai appris en lisant ce roman. Pour nous, Gwangju est le présent qui nous revient sans cesse. Même à ce moment précis.
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