Essai : A l’origine des larmes


La période de deuil national de sept jours proclamée suite à la tragédie de Jeju Air survenu fin décembre 2024 a pris fin le 3 janvier 2025. Entre temps, les corps de toutes les 179 victimes ont été retrouvés et identifiés avant d’être transmis à leurs familles avec leurs affaires. Plus de 280 000 personnes se sont recueillies devant les chapelles ardentes dressées dans 105 endroits à travers le pays. 

Lorsque je vis cette nouvelle, je ne pus m’empêcher de tressaillir. Tellement de choses s’étaient passées depuis l’accident dimanche dernier… On a accueilli la nouvelle année, les vacances des oursons ont débuté, sans parler de tous ces rebondissements politiques, tantôt encourageants, tantôt enrageants…Je regrettai amèrement de ne pas avoir eu assez de pensées pour les défunts et leurs proches, absorbée par les évènements politiques. 

Et aujourd’hui, la neige tomba depuis le petit matin. Ces larmes blanches du ciel en forme de fine dentelle. Cette métaphore me fit penser à cet essai de Shim No-sung(1762-1837), mon papy de cœur. 
- Pour en savoir plus sur cet écrivain aristocrate de l’époque de Joseon : https://www.facebook.com/share/p/19Jmko8Y4T/

Son épouse bien aimée décéda à l’âge de 30 ans, en laissant une seule fille derrière elle. Shim était inconsolable. Il n’arrivait même pas à dormir la nuit. Après avoir passé de nombreux jours d’insomnie, il décida de faire face à son chagrin en le décrivant tel qu’il le sentait en rédigeant des poèmes ou de la prose. Il écrivit ainsi une cinquantaine de textes dédiés à sa femme. Au début de la rédaction, il se sentit projeté encore davantage dans la souffrance. Cependant à mesure qu’il exprimait sa tristesse et se rappelait des heureux moments passés avec la défunte, il arriva à soulager son cœur, ce qui lui permit de retrouver le sommeil. Il rassembla tous ces écrits dans un livre intitulé « Le recueil du chevet », car il les écrivit en plein milieu de la nuit, au chevet de son lit. 

« A l’origine des larmes » font partie de ces textes commémoratifs. Là, il essaie d’expliquer pourquoi les larmes nous surviennent à des moments où on ne s’y attend pas, dans la vie quotidienne. Selon lui, c’est parce qu’à ces instants-là, les âmes de nos êtres chers disparus viennent nous appeler, ou elles pensent à nous là-haut : nos cœurs le sentent et répondent à leur appel et les larmes sont, en quelque sorte, le fruit de ces communications spirituelles qui triomphent de cette distance infranchissable entre ici-bas et le monde des défunts. Voici ma traduction de ce texte
…… 
Les larmes se trouvent-elles dans les yeux ? Ou bien dans le cœur ? Si elles se trouvent dans les yeux, elles sont là comme de l’eau dans un étang ? Si elles se trouvent dans le cœur, elles circulent comme le sang à travers les artères ? Si on conclut qu’elles ne sont pas dans les yeux, comment ça se fait que ce n’est que de cet organe du corps que les larmes sortent ? Si on dit qu’elles ne sont pas dans le cœur, comment expliquer le fait qu’elles ne sortent guère sans que le cœur ne soit pas touché ? Si elles sont logées dans le cœur, comment est-il possible que les larmes, qui sont liquides, ne coulent pas du haut en bas mais dans le sens inverse ? 

C’est en fait lorsque le cœur est touché par quelque émotion qu’il interagit avec les yeux pour qu’ils produisent des larmes. Et nos cœurs vibrent lorsqu’ils entrent en communication avec les âmes des défunts même si le monde des vivants et celui des morts sont infiniment éloignés. C’est la raison pour laquelle les anciens déployaient autant d’efforts pour préparer des cultes à leurs ancêtres. Jadis, il arrivait parfois que les descendants lointains pleuraient pendant la cérémonie. Hélas, aujourd’hui, les cœurs de nombreux gens se sont endurcis. Et pour certains d’entre eux, leurs yeux restent secs même pendant les funérailles de leurs proches et ils ne poussent que des gémissements protocolaires! … S’ils ne poussent ces lamentations qu’avec leur bouche mais s’ils restent indifférents au fond de leur cœur, comment pourront-ils espérer communiquer avec l’âme des personnes qui les ont quittés ! 

Depuis que je porte le deuil de mon épouse, tantôt des larmes coulent dès que commence les lamentations et tantôt pas une goutte de larme ne vient même après avoir répété mille fois les lamentations funéraires. Les larmes me surprenaient indépendamment des lieux ou des circonstances dans lesquels je me trouvais. Or, il est impossible qu’on pleure sans que son cœur soit interpelé par quelque chose. Je crois qu’à chaque fois que je pleure, c’est l’âme de ma femme qui aurait bravé cette distance infranchissable pour entrer en contact avec mon cœur.
Je sais. J'ai profité de 5 minutes de publicités pour la première partie. Je suis seulement seul.
C’est ainsi que mon cœur peut sentir sa présence comme si elle restait toujours près de moi comme au temps où je couchais et partageais des repas avec elle, bien qu’une distance incommensurable nous sépare. 

On peut sentir le souffle, l’affection de nos êtres aimés même si on se trouve à plus de mille lieues de ces derniers et même après des dizaines d’années depuis notre séparation d’avec eux. Vous voyez, lorsqu’on croit que le temps a guéri notre souffrance, lorsqu’on vaque à nos occupations quotidiennes… à savoir assister à des banquets joyeux, avoir affaire à un tas de dossiers à traiter, boire sans aucune modération et jouer au jeu de go ou à d'autres. Toutes ces activités futiles n’ont rien à avoir avec les larmes et pourtant… des larmes nous surviennent à l’improviste et on reste sans défense. 

Mais pourquoi ? Parce qu’à ces moments-là, à ces instants si futiles de notre vie, l’âme de nos êtres chers nous rend visite et nos larmes signent, à notre insu, ces retrouvailles. 

C’est pour cette raison que quand j’effectue des cultes aux ancêtres et à mes proches, quand les larmes me viennent, je pense que ça a bien marché. Et lorsque j’ai envie de pleurer brusquement alors que je mène des activités qui n’ont rien à voir avec la commémoration de ma femme disparue, je me dis que son âme est là et c’est d’une grande consolation de sentir… encore.. sa présence. Dans le cas contraire, désespéré, je déplore que la distance qui sépare le monde des vivants et celui des morts soit, en effet, infranchissable.

C’est pour la raison pour laquelle que j’ai rédigé ce texte que j’ai baptisé « A l’ origine des larmes ».  
…….. 

C’est, donc, toi qui es là, à l’origine de mes larmes.

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