Han Kang reçoit le prix Nobel de littérature : son discours lors de la cérémonie de distribution des prix
« Même dans la nuit la plus sombre, il existe un langage qui demande de quoi nous sommes faits… un langage qui nous relie les uns aux autres. »
Lorsque Han Kang reçut le prix de littérature le plus prestigieux à Stockholm le dix décembre dernier, les Coréens se sentaient égarés dans la nuit la plus sombre. La tentative du président Yoon Seuk-yul du 3 décembre, puis, l’échec de la première motion de censure ont traumatisé plus de 7 Coréens sur 10 selon un sondage réalisé la semaine dernière.
Et là, cette phrase prononcée par l’écrivaine coréenne retentit comme un son de cloche limpide qui nous consola profondément. Oui, il nous reste la langue, cet outil redoutable contre toute forme de dictature, qui nous permet de construire nos idées et de les enrichir à travers des échanges avec les autres. Comme Han l’avait affirmé lors de sa première conférence de presse en Suède, aucun pouvoir abusif ne pourra jamais bloquer le déferlement de la langue par l’oppression.
La langue permet également de nous mettre à la place des autres, quels que soient les supports. Ecrit ou audiovisuel. C’est ainsi que beaucoup d’entre vous se sentent profondément liés avec nous qui nous trouvons au bout du monde en regardant les séries, en lisant des romans ou en poursuivant des échanges régulières avec des Coréens.
Ce sont les messages principaux du discours que Han a prononcé lors de la cérémonie de distribution des prix tenue le 10 décembre. C’est par ailleurs un texte d’une telle beauté que j’ai tenu à le traduire pour vous le présenter. Vous allez comprendre pourquoi l’Académie suédoises l’avait choisie en saluant sa « prose poétique intense qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine ».
Pour en savoir plus sur la romancière et ses œuvres : https://fr.wikipedia.org/wiki/Han_Kang
Voici l’intégralité du texte
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Je me souviens d'un jour où j'avais huit ans. Un après-midi, je sortais de mon cours de mathématique. A ce moment-là, le ciel s’ouvrit brusquement et une averse me surprit. Cette pluie était tellement violente qu’une vingtaine d'enfants se sont retrouvés blottis sous l'avant-toit du bâtiment. De l'autre côté de la rue, il y avait un immeuble similaire, et sous son avant-toit, j’aperçus une autre petite foule. On aurait dit que je me voyais dans un miroir.
En contemplant cette pluie ruisselante et en sentant l'humidité trempant mes bras et mes mollets, je compris soudain : tous ces gens qui se tenaient à mes côtés, épaule contre épaule, et tous ceux qui se trouvaient de l'autre côté vivaient comme un « moi » à part entière. Chacun regardait cette pluie, tout comme moi. Cette humidité sur mon visage, ils la ressentaient également. C'était un instant d'émerveillement, cette expérience de tant de points de vue à la première personne.
Quand j’y pense, à chaque fois que je lisais ou j’écrivais, je revivais ce moment d’enchantement encore et encore. Suivre l’écheveau de fil qu’est la langue jusqu'aux profondeurs d'un autre cœur me permettait toujours de rencontrer un autre intérieur. Je prenais les questions qui me sont les plus vitales et les plus urgentes. Puis je les confiais à ce fil pour les envoyer à d’autres comme une onde électrique.
Depuis mon enfance, j'ai toujours voulu savoir. Pourquoi sommes-nous nés ? Et pourquoi existent à la fois la souffrance et l’amour. Ces questions ont été posées par la littérature pendant des milliers d'années et continuent d'être posées aujourd'hui. Quel est le sens de notre bref séjour dans ce monde ? Quelle est la difficulté de rester humain, quoi qu'il arrive ?
Même dans la nuit la plus sombre, il existe un langage qui demande de quoi nous sommes faits, qui insiste pour imaginer les points de vue à la première personne des autres êtres vivants avec qui on partage cette planète ; un langage qui nous relie les uns aux autres. La littérature qui traite ce langage garde inévitablement de la chaleur corporelle. Tout aussi inévitablement, le travail de lecture et d'écriture de la littérature s'oppose à tous les actes qui détruisent la vie. Je voudrais partager la signification de ce prix dédié à la littérature avec vous tous qui se tiennent ici, de l’autre côté de la violence.
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