L’histoire d’un interprète et d’une belle chinoise


Avant de me marier, je travaillai comme diplomate au ministère des Affaires étrangères. J’ai notamment interprété trois présidents de la République, Roh Mu-hyun, Lee Myung-bak et Park Geun-hye, parce que j’avais obtenu le master d’interprète de conférence. C’est ainsi que je m’intéresse beaucoup à l’histoire des interprètes de la Cour de Joseon (1392-1910). 

Et j’ai découvert un livre très complet sur ce sujet. Aujourd’hui, je voudrais vous raconter l’histoire d’un interprète du roi qui obtint même le titre de prince. Honneur exceptionnel, car il était un fils naturel et à l’époque, la discrimination entre les enfants naturels et légitimes était très importante. Les enfants naturels ne pouvaient pas postuler pour le concours de haut fonctionnaire civil. 

Mais il leur était permis de briguer les concours des officiers militaires, des interprètes ou des médecins de la Cour. Notre héros du jour, Hong Soon-eon (홍순언, 1530-1598), maîtrisant parfaitement le chinois, en était un. 

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Bien que fils de maîtresse, il était issu d’une famille illustre de Joseon. Son grand-père et son oncle occupèrent différents postes de cadre à la Cour. Curieusement, le père de Hong Soon-eon, seul, passa le concours des interprètes alors que c’était plutôt des roturiers ou des enfants naturels qui le tentaient. Grâce à son père, Hong Soon-eon et son petit-frère purent apprendre le chinois dès le plus jeune âge et réussirent, à leur tour, au concours des interprètes. 

Il se distinguait non seulement par sa maîtrise du chinois mais aussi par sa capacité de développer sa logique avec des mots pertinents. Négociateur hors normes. Il eut l’occasion d’accompagner les délégations de Joseon à Ming (la dynastie chinoise de l’époque) à neuf reprises. Hong était également réputé pour son intégrité et sa magnanimité. Depuis qu’il avait rejoint la Cour à l’âge de 25 ans, sa vie de petit officier de la Cour et de père de famille (il eu cinq fils) se déroula sans grand incident. 

Or, lorsqu’il atteignit à peu près l’âge de 50 ans, il rencontra, à Pékin, une belle chinoise qui changea complètement sa vie. 

Comme d’habitude, il était en train d’accompagner une délégation de Joseon. Un soir, les officiers chinois qui accueillaient les émissaires les amenèrent, avec leurs interprètes, dans une maison close. Là, Hong vit que les frais de service d’une employée de l’établissement étaient particulièrement élevés. « C’est une nouvelle, une vierge. » , lui expliqua le patron. Intrigué, notre brave interprète la choisit. Or, elle portait la tenue du deuil. « Je suis la fille unique d’un ancien ministre, lui dit-elle en pleurant. Il fut calomnié, puis incarcéré pour corruption avant de décéder en prison. Ma mère décéda elle aussi peu de temps après à cause du chagrin. Comme la Cour confisqua toute notre fortune, je n’ai plus rien. Mais il me faut 300 nyangs (unité monétaire de l’époque) pour payer les funérailles de mes parents. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de me vendre. » 

Notre brave interprète fut profondément ému par la vue d’une belle fille en larmes. « Ne pleurez pas, mademoiselle. Je n’oserai pas toucher une fille aussi dévouée que vous, lui répondit-il en la saluant avec respect. Mais permettez-moi de vous aider. Je vous offrirai 200 nyangs et des racines de ginseng que j’avais apportés pour les vendre ici. Ils vaudront 100 nyangs. Mais sans aucune contrepartie. »

La demoiselle se confondit en remerciement : « Puis-je demander votre nom ? » « Je ne suis qu’un humble officier de la Cour de Joseon. Ce n’est pas la peine de savoir mon nom. » « Mais quand même… » « Appelle-moi alors l’interprète Hong. » Ses collègues qui allèrent avec lui à la maison se moquèrent de lui lorsqu’ils apprirent cette histoire : « Quel pigeon ! Tu t’es fait bien avoir par la belle. Elle aurait très bien pu inventer son histoire ! »

Le problème, c’est que les 200 nyangs offerts, c’était l’argent de l’Etat. Un ministère les lui avait confiés pour qu’il achetât des articles nécessaires pour son fonctionnement. Il fut condamné à la prison à vie. 

En laissant notre pauvre interprète regretter son accès de générosité, j’aimerais bien vous expliquer pourquoi, lui, un fonctionnaire, avait apporté du ginseng alors qu’il s’agissait d’un voyage de travail et pourquoi un ministère lui avait confié de l’argent.

A l’époque de Joseon, l’Etat ne payait pas les frais de voyage des interprètes, alors qu’un déplacement cela prenait quatre ou cinq mois. Au lieu de quoi, il leur octroyait le droit d’apporter des produits made-in-Korea pour qu’ils puissent les vendre là-bas afin de financer leur voyage. Notamment le ginseng, très côtés en Chine et au Japon, Une fois sur place, ils achetèrent des livres, de la soie, des ingrédients pour la médecine, etc, très demandés par la classe dirigeante. Ils en profitèrent aussi pour acheter des articles requis par des organes publics. Ils prenaient une marge considérable ! Ainsi, parmi les plus grands riches de Joseon, on comptait beaucoup d’interprètes de la Cour qui cumulaient le métier de marchand. Mais revenons à notre histoire. 
Avant d’aller consoler, donc, notre interprète, je vous ramène à Pékin. Notre pauvre orpheline put enterrer comme il se doit ses parents. Elle put prendre sa retraite précocement de son nouveau métier. Elle décida de s’installer À la campagne pour y vivre comme une paysanne. Avant de quitter la capitale chinoise, elle alla dire au-revoir à un ami de son père, lui aussi un haut dignitaire de la Cour. Il s’appelait Seok Seong (石星, ?- 1599)  Or, son épouse était gravement malade. Elle y resta pour prendre soin d’elle. Malgré les efforts de la fille, madame décéda. Profondément touché par le dévouement de la demoiselle pour sa femme, Seok se maria avec elle. 

Même si elle devint alors très riche, nouvelle épouse se mit à tisser, tous les jours, de la soie. Et à chaque fois qu’elle finissait un rouleau, elle mettait le mot « devoir du gratitude (보은) ». Intrigué, son mari lui demanda pourquoi. Elle raconta sa rencontre avec Hong en répondant, « C’est pour lui rendre ses bienfaits si jamais l’occasion se présentait. » « Ah, même chez les barbares DE l’Est (pour les Chinois, tous les peuples voisins étaient des barbares), s’écria monsieur, il y a un aussi grand homme ! » Comme il occupait une haute fonction au ministère des Affaires étrangères,  il fit demander aux émissaires de Joseon s’il s’y trouvait également « l’interprète Hong », à chaque fois qu’il les recevait. 

Maintenant, retournons à Joseon. La Cour de Joseon avait un dossier diplomatique à régler avec Ming. Une affaire vieille de près de 200 ans ! Il s’agissait d’une erreur sur l’histoire de Joseon dans les annales de Ming.

Le roi de Joseon à l’époque de notre histoire était Seonjo. Il jura d’en finir avec ce vieux dossier pendant son règne. Il crut que c’était la faute des interprètes que ça ne marchait pas. Ainsi, en 1588, il menaça les interprètes : « Si on ne réussit pas cette fois-ci, je vais faire trancher vos cous. » Paniqués, les interprètes collectèrent de l’argent pour payer ces 200 nyangs que Hong Soon-eon avait pris pour sauver la fille chinoise. Puis, ils lui demandèrent d’accompagner l’émissaire du roi. Hong n’avait rien à perdre car sans l’intervention de ses collègues, il aurait pu pourrir en prison. Donc, il accepta cette mission. 

Lorsque la délégation s’approchait de Pékin, un messager du mari de la belle chinoise vint poser la même question : « Est-ce qu’il y a l’interprète Hong dans la délégation ? » Cette fois-ci, la réponse fut positive. 

Quand la délégation arriva à l’une des portes d’entrée de Pékin, elle fut surprise. Car la route était couverte de soie précieuse et de nombreuses personnes endimanchées étaient là pour l’accueillir. Le mari de notre héroïne du jour s’avança et demanda qui était l’interprète Hong. Lorsqu’il l’identifia, il le salua humblement : « Bienvenue, cher monsieur. Pour moi, vous êtes comme mon beau père ! Grâce à vous, j’ai pu épouser ma femme. » Puis, une très belle dame, escortée d’une dizaine de servantes, apparut et prosterna devant lui. Consterné, Hong Soon-eon l’empêcha de le faire mais son mari insista à l’accepter : « C’est pour vous remercier de votre immense générosité. »

Puis, le mari l’invita à loger chez lui. Pendant un somptueux banquet qui suivit l’arrivée de Hong, ce dernier expliqua l’objectif de sa mission. Comme monsieur exerçait une grande influence à la Cour, il fit en sorte que le vœu séculaire de la Cour de Joseon fut enfin exaucé ! 

Au moment du départ de la délégation, madame offrit 100 rouleaux de soie à son bienfaiteur. Il refusa fermement mais elle répondit : « Si on ne peut pas remercier son sauveur, on est comme des bêtes sauvages. » Il finit par les accepter. 

Son retour à Séoul fut triomphal. L’émissaire du roi rendit compte de l’exploit de son interprète et le roi lui octroya un titre de prince pour le récompenser, puis, il fut nommé vice-Premier-ministre, soit le deuxième plus élevé parmi 19 grades de fonctionnaires ! Hong rendit son dernier souffle vers la fin de la guerre d’invasion japonaise, en 1598, à l’âge de 68 ans. 
 

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