Enfin, je peux parler de ce que j’avais vécu depuis la proclamation de la loi martiale jusqu’à la destitution définitive de l’ex-président, Yoon Suk-yeol de vendredi dernier. Je crois que la plupart des Coréens auront dû ressentir à peu près les mêmes sentiments à chaque rebondissement scandaleux ou heureux de cette longue série qui a duré pendant plus de 4 mois. Et ces rebondissements qui nous firent retenir notre souffle ne manquaient pas.
Je commence par évoquer cette nuit honteuse du 3 décembre 2024. On venait d’avoir une journée parfaitement ordinaire et tranquille. Les oursons dormaient en ronflant légèrement et mon mari, qui avait fini son travail un peu plus tard que d’habitude, sirotait du saké coréen en regardant la télé. Quant à moi, je m’étais endormie avec les petits en leur chantant une berceuse.
Tout à coup, vers 22h45, je me réveillai à cause d’une petite sonnerie de messanger. Une amie de Facebook venait de m’envoyer une dépêche en anglais en annonçant cette nouvelle ON ne peut plus surréaliste. Je fis tout de suite des recherches sur Internet et vis que ce n’était pas une blague. Les médias relayaient d’urgence le discours de Yoon prononcé environ 20 minutes auparavant : « Cher peuple coréen, moi, je proclame la loi martiale pour défendre la République de Corée libre contre les menaces des communistes pro-nord-coréens, liquider d’un seul coup tous ces traîtres antinationaux et pour maintenir l’ordre constitutionnel. »
Des commentaires furieux abondaient, avec souvent des gros mots. Sur notre groupe, déjà trois ou quatre membres avaient demandé de publier des articles sur cette affaire. Et nombreux furent ceux qui proposaient d’aller à l’Assemblée nationale pour protéger les députés, y compris le président du Parlement et les chefs des partis politiques.
Sur les discussions collectives des mamans des camarades des oursons, on se demandait si on pourrait envoyer nos enfants demain à l’école. Panique collective. Je fixais ces deux anges innocents qui continuaient de dormir avec un petit sourire aux lèvres. Comment leur expliquer cette horreur qui nous attaqua à leur réveil ?
Au salon, le sapin de Noël qu’on avait installé une semaine avant scintillant comme SI de rien n’était. Et la veille, j’avais publié un texte sur la façon dont les Coréens fêtent la fin d’année. Que tout cela me parut vain !
A la télévision, les chaînes de télévision relayaient le décret de la loi martiale qui déclarait, en gros :
L’interdiction de toutes les activités du Parlement et des partis politiques
Le contrôle de tous les médias et les publications
La liquidation de tous les médecins spécialistes qui refusent de revenir aux hôpitaux
La possibilité d’arrêter, d’incarcérer et de perquisitionner sans mandat
Ensuite, les médias et des YouTubeurs se mirent à retransmettre en direct la situation au Parlement. Je fus très surprise de voir une immense foule qui entourait l’enceinte du Parlement. Des policiers, déjà nombreux, interdisaient l’accès à l’Assemblée nationale. Le bâtiment principal était rempli des employés de l’Assemblée nationale, des députés et leurs conseillers qui y restaient, des citoyens qui réussirent à s’y infiltrer, etc.
Papa Ours n’avait pas l’air de perdre son flegme habituel malgré cette situation inédite : « Tu t’es réveillée ? Je t’ai laissée dormir car je pense que la loi martiale sera levée avant ton réveil. Il peut l’être avec l’approbation de la majorité des élus, soit 150 voix sur 300. Or, le Parti démocrate dispose plus de 170 sièges et je crois que les membres du parti au pouvoir voteront pour. Je crois que Yoon a trop bu pour commettre une telle connerie.»
La télé montrait aussi l’intérieur de l’hémicycle qui se mit à se remplir. On n’a pas pu le voir, mais beaucoup d’entre eux, qui étaient dehors, durent esclader le mur, y compris le président du Parlement. On fut soulagé lorsque le nombre des députés réunis franchi le quorum.
Mais à ce moment-là, on vit apparaître des hélicoptères et en descendre des forces spéciales. Elles tentèrent, ensuite, d’entrer dans le bâtiment principal en brisant une fenêtre ! Les gens qui étaient à l’intérieur avaient déjà monté la barricade avec tout ce qu’ils pouvaient trouver devant les portes de l’hémicycle et lorsque les soldats s’approchèrent, ils actionnèrent les extincteurs de feu contre eux.
Là, je fus de nouveau paniquée, mais monsieur restait calme : « C’est bien. On pourra virer Yoon deux ans et demi plutôt. Car, là, chérie, c’est une violation grave de la Constitution, d’envoyer l’armée à l’Assemblée nationale sans autorisation du président de celle-ci. Mais ne t’en fais pas. Tout le monde est en train de filmer le mouvement des soldats et ces derniers n’oseront pas blesser les citoyens. Si seulement les militaires font un seul tué ou un blessé grave, c’en est fini irrévocablement pour Yoon. Il vient de signer sa destitution.»
En effet, je pus constater que ces parachutistes d’élites se laissèrent volontiers intimider par l’attaque À l’extincteur des citoyens. Selon un ancien membre de cette unité spécialisée, il n’aurait fallu que sept minutes pour neutraliser la situation, ce que ces soldats ne firent pas. Au lieu de quoi, ils se retirèrent. Ils n’avaient visiblement pas envie d’exécuter l’ordre du chef de l’Etat. Dans leur visage, on pouvait lire leur pensée : « Mais qu’est-ce qu’on fout ici ! »
A l’extérieur de l’enceinte du Parlement, c’était à peu près la même chose. De nouvelles unités militaires étaient arrivées mais n’arrivaient pas à avancer à cause d’une immense foule. Mais les soldats ne forçaient pas la foule à se dissiper. De leur côté, les policiers interdisaient toujours l’accès aux portes mais ils fermèrent volontiers les yeux à ceux qui franchissaient le mur à d’autres endroits.
Entre-temps, les chaînes de télé montraient de temps à autre ce qui se passait à l’intérieur de l’hémicycle. Le président du Parlement restait debout à sa place et quelques députés impatients lui demandèrent de passer tout de suite au vote. Il leur répondit : « Mais attendez ! On n’a pas encore rédigé le texte appelant la révocation de la loi martiale ! Moi aussi, je suis impatient mais il faut respecter la procédure même en cas d’urgence pour ne pas se faire contre-attaquer après ! »
Vers 1h, 192 députés purent se réunir à l’hémicycle. Le vote eut lieu dès que le texte fut déposé. A l’unanimité, la loi martiale fut levée : « Ne vous inquiétez pas, chers citoyens, déclara le président du Parlement. La loi martiale est levée. Recouchez-vous en paix. Et j’appelle tous les soldats et les policiers qui sont là à se retirer. »
Mais il fallut attendre jusqu’à 4h 30 que Yoon déclare officiellement la levée de cette mesure fantaisiste. On apprit, après, qu’il tenta de proclamer de nouveau la loi martiale. On apprit également que c’était les commandants déployés sur place qui proposèrent au ministre de la Défense de l’époque (le complice numéro un de Yoon) de se retirer et non pas l’inverse.
Le matin, mon mari alluma la télé. Naturellement on ne parla que de la loi martiale. Les oursons se réveillèrent à l’heure habituelle et déjeunèrent tranquillement en écoutant les infos.
Avant de partir pour l’école, ils me demandèrent : « Mais c’est quoi la loi martiale ? Pourquoi la télé ne parle que de cela ? »
123 jours plus tard, le 4 avril 2025, la Cour constitutionnelle précisera dans son arrêt de verdict : « C’est grâce à la résistance des citoyens et aux soldats et policiers qui n’ont pas exécuté activement les ordres du président que la loi martiale put être levée si tôt. »
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