Le soulèvement de Jeju


L’un des massacres les plus sanglants de l’histoire de Corée, le soulèvement de Jeju (1947-1954) inspira le roman de Han Kang, «Impossibles adieux» Environ 30000 habitants de Jeju (selon certains historiens 80000) sur 300000 perdirent leur vie sans savoir pourquoi, et ce, par leurs propres compatriotes et l’armée américaine. Plus de 30% d’entre eux étaient des enfants et des personnes âgées et 20%, des femmes. Voici son histoire douloureuse. 
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Comme je vous ai expliqué dans mon post précédent, la Corée fut divisée en deux au lendemain de la libération en 1945. La partie sud fut placée sous l’influence américaine et le nord, communiste, sous celle de l’Union soviétique. Bien entendu, la plupart des Coréens s’opposèrent violemment à cette situation, sauf les communistes radicaux au Nord et les ex-vendeurs du pays (collabos), les partisans de la démocratie libérale convaincus et les indépendantistes pro-américains au Sud. Or, la gestion malhabile du pays par l’armée américaine suscita une vive protestation de la population, y compris sur l’île de Jeju dont la vie des habitants était encore plus difficile que ceux du « continent ». 

Dans ce contexte, le 1er mars 1947, près de 25000 habitants de Jeju se rassemblèrent pour commémorer le 1er mouvement d’indépendance de Corée qui avait eu lieu le 1er mars 1919. Ils en profitèrent pour réclamer une meilleure gestion des affaires de l’Etat à l’armée américaine qui administrait provisoirement le pays en attendant que le premier gouvernement sud-coréen vît le jour. 

Or, lors de cette manifestation, un enfant fut écrasé par le cheval d’un officier de la police qui surveillait les manifestants. Mais la police ne fit aucun effort pour sauver le petit. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder la vase. Des dizaines de milliers de riverains de Jeju se soulevèrent contre la police. Et là…

La police ouvrit le feu contre les citoyens en faisant six morts et cinq blessés. Parmi les victimes figurait un adolescent de 15 ans et une jeune mère de 20 ans. 

Ce drame provoqua une levée de bouclier générale dans toute l’île. Les employés de 95% des lieux de travail, y compris les organes publics, voire la Police, entamèrent la grève générale. Les étudiants les rejoignirent. Même le gouverneur de l’île démissionna en guise de protestation. Des rassemblements se multiplièrent partout sur l’île. 

L’administration de l’armée américaine réprima, pourtant, violemment ces manifestations au lieu de présenter ses excuses. Pire, elle fit venir plus de policiers et un groupuscule armé d’extrême droite. Ce dernier composé de propriétaires fonciers, de vendeurs du pays, de chrétiens et de partisans de la démocratie libérale qui avaient fuit le nord communiste. Ainsi, ils haïssaient profondément le communisme. Ces oppresseurs accusaient les communistes d’être, selon eux, derrière ce mouvement contestataire.

Ils n’avaient pas complètement tort car les communistes présents sur cette île profitèrent du mécontentement de la population pour renforcer leur influence. Ainsi s’écoula un an pendant lequel environ 2500 contestataires furent arrêtés et torturés. Cependant, il n’y avait pas encore d’affrontements armés entre les deux parties. 

Mais le 3 avril 1948, environ 300 communistes radicaux, retranchés dans le mont Halla, décidèrent de prendre les armes et attaquèrent une dizaine de commissariats de police en tuant les policiers et leurs familles. Ces derniers ne tardèrent pas à riposter avec le consentement de l’administration américaine. Fin avril, celle-ci ordonna au 11e régiment de la défense de la région, donc, l’armée coréenne, d’intervenir. Heureusement, le commandant du régiment voulut éviter un conflit fratricide, entama les négociations avec la direction des communistes et trouva un terrain d’entente. Les guérilleros consentirent de se démobiliser dans les 72 heures alors que l’armée coréenne promit de ne pas les arrêter. 

Le problème, c’est que deux jours après, le groupuscule d’extrême droite, qui voulut en finir avec les communistes, brûla un village et tua ses habitants en prétextant qu’ils étaient des communistes. A cause de cela, l’accord fut rompu, le commandant en chef fut limogé et la guérilla des communistes et les ripostes des autorités et des extrémistes de droite se poursuivirent jusqu’en novembre 1948. Et ce sont les habitants innocents de l’île qui durent payer un lourd tribut, car et les communistes et les extrémistes n’avaient aucune source de financement. Donc, ils pillèrent régulièrement les pauvres paysans et pêchers de la ville. En plus, l’administration américaine arrêta des innocents soupçonnés d’avoir aidé les communistes. Et les batailles entre les deux adversaires causèrent également des morts chez les civils. 

Déjà, là, c’est horrible. Mais la vraie tragédie n’avait pas encore commencé…

Entre-temps, en juillet 1948, le premier gouvernement fut lancé et l’indépendantiste pro-américain Rhee Syang-man fut élu comme premier président de la République. Or, au lieu d’essayer d’arrêter la persécution de l’armée américaine contre les habitants de Jeju, Rhee proclama, en novembre, la loi martiale (ce mot vous est maintenant devenu familier…) sur l’île de Jeju après avoir soigneusement préparé l’armée pour l’oppression du peuple. 
L’armée, la police et la milice d’extrême-droite adoptèrent, alors, la méthode que l’armée japonaise avait appliquée lors du massacre des Chionis de Nanjing en 1937 qui fit… 200 000 morts. Non, je ne me suis pas trompée dans le nombre de 0. C’était bien deux cent mille morts. Cette stratégie consistait à massacrer toute la population d’une zone dans laquelle l’ennemi est soupçonné d’être caché. Ainsi…tous ceux qui vivaient dans la montagne Halla furent tués, y compris les enfants, les bébés, les femmes enceintes, les personnes âgées. Tous, tous, tous.

A partir de mars 1949, la situation se mit à se calmer avec l’arrivée des officiers coréens qui n’étaient pas aussi fou que ces extrémistes. Ils promirent en mai aux rescapés du massacre qui séjournaient dans la montagne de les laisser sains et saufs. Il n’empêche que près de 2000 d’entre eux furent arrêtés. Au moins, ils ne furent pas exécutés. Mais ils ne purent rester en vie jusqu’à ce que…

La guerre de Corée (1950-1953) éclatât en juin 1950. La plupart des prisonniers de Jeju furent tués par ceux qui voulurent se venger de l’invasion du sud par les communistes nord-coréens. 

Et pendant le conflit fratricide, le peu de communistes qui survécurent organisèrent des attentats terroristes contre les autorités de la ville en attendant que leurs camarades du Nord vinssent les libérer. 

Ce ne fut qu’après la guerre que le soulèvement de Jeju fut terminé en 1954. Et ce massacre resta longtemps le tabou, notamment par les régimes militaires (1961-1987) qui adoptèrent une politique très anticommuniste pour maintenir leur pouvoir. Toute tentative visant à mettre la lumière et retrouver l’honneur des victimes fut sévèrement punie. 

À l’arrivée  au pouvoir du camp progressiste avec l’élection de Kim Dae-jung comme président de la République en 1998, la donne commença à changer. Il fit mettre en place un comité chargé de faire des enquêtes sur le soulèvement. Son successeur du même parti, Roh Mu-hyeon présenta des excuses officielles aux habitants de Jeju lors de l’inauguration du parc dédié aux victimes. En 2014, la présidente Park Geun-hye, désigna le 3 avril, la date où le soulèvement de Jeju commença, comme jour commémoratif national même si elle appartenait au camp de droite. 

La municipalité de Jeju octroit, aujourd’hui, aux descendants des victimes, plusieurs avantages comme une réduction du prix des avions, celui des parkings publics, etc. Et… les opérations d’exhumation des victimes se poursuivent encore aujourd’hui. Que tous ces morts innocents reposent en paix ! Nous ne vous oublierons jamais. 

Photos : Deux séries qui se déroulent sur l’île de Jeju, « Our blues » et « La vie portera ses fruits ». Le soulèvement de Jeju n’est pas évoqué dans ces dramas mais j’ai mis leurs affiches pour vous demander de se souvenir du sacrifice des habitants innocents de cette île paradisiaques quand vous regarderez ces séries et que vous visiterez Jeju…

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